Les tranchais vus par Georges Clemenceau
Georges Clemenceau venait souvent à La Tranche dans la maison de ses amis Phélipon y compris pendant la guerre de 14-18 pour y prendre un peu de repos. En cette année où l'on commémore les 100 ans de l'arrivée de Clemenceau comme Président du conseil (le 16 novembre 1917), appelé par le Président de la République Raymond Poincaré, on se devait d'honorer la mémoire de ce grand homme qui fut quelques jours Tranchais.
Il écrivit un livre "Figures de Vendée" édité aux éditions Plon en 1930, un an après sa mort, dans lequel figure cet article où il décrit entre autres, la Tranche et les Tranchais.
Le Tranchais:
Et de fait, avec sa face morose de brique pilée où deux trous ardents mettent une énergie singulière, le Tranchais semble un vestige oublié des races primitives. L'homme est doux cependant, silencieux et grave. Comme tous les riverains du flot salé, sa faculté d'observation est curieusement cultivée. Sur le sable humide, l'empreinte du talon, la disposition des orteils, l'obliquité de la trace, lui disent le nom du passant. On se connaît ici par la plante du pied comme ailleurs par le visage. « Tiens, un tel a passé là. Où allait-il? Pourquoi avec tel autre qui aurait dû être ailleurs? etc., etc. » Ainsi devisaient hier soir les hommes au retour de la pêche. Les courlis invisibles au-dessus de nos têtes s'appelaient de leurs sifflets interrogateurs, et, se répondant de tous les coins de l'horizon, se dirigeaient vers les hautes dunes d'abri. La nuit tomba, une nuit sans lune et sans étoiles. Nous marchions dans l'obscurité profonde, secoués du mugissement de l'abîme noir. qui s'éparpillait à nos pieds, en écume lumineuse. La mer est belle ainsi, fis-je sottement, sans penser. Oh non, monsieur, répondit le pêcheur, les vents sont mauvais, il n'y aura pas de poisson demain.
Et La Tranche décrite de façon plus poétique dans ce même livre:
Je suis apparemment au bout du monde, puisque, marchant tout droit devant moi, la terre vient à me manquer tout à coup. En vérité, c'est l'Océan qui m'arrête, le grand flot vert, frangé de mousse blanche, que le courant chaud nous envoie des Antilles pour se pâmer tout écumant de plaisir sur le sable d'or d'une grève sans fin. Au delà, de la mer tranquille, dont la grondante caresse de bête heureuse vient jusqu'aux vignes du jardin sous ma fenêtre, une ligne bleue dentelée m'indique l'île de Ré fermant le pertuis breton.
Des voiles immobiles de pêcheurs, empourprées du soleil levant, blanches sur le flot sombre, noires sur le lait bleuissant de la mer lumineuse, incertaines formes grises d'horizon embrumé, attestent l'homme sur l'immense étendue. Des vols de mouettes, de courlis, de macreuses ou de petites hirondelles de mer emportent de la vie dans la vapeur moutonneuse où transparaît la voûte bleue. La troupe des marsouins qui s'ébat dans les claires profondeurs, voyant en son plafond mouvant scintiller les milliards d'étoiles que le soleil allume aux petites vagues dansantes, s'élance en fusées d'argent dans la lumière d'or, et ne retombe en courbes joyeuses que pour s'élancer encore dans l'enivrement du ciel.
Et vraiment les silencieuses vagues blanches de la voûte céleste se confondent si merveilleusement parfois, en d'étranges jeux de lumière, avec la vapeur bleue qui monte de la plaine bruissante où elles se mirent, que la voile de l'horizon paraît flotter dans l'air, et les grands goélands noirs rayer l'opale de la mer. Deux voûtes de cristal fantastiquement se confondent dans la brume, l'une de l'immobile espace illuminé de ses astres flambants du jour et de la nuit, l'autre de ce peu de planète liquide dont le mouvant miroir reçoit l'image de la profondeur infinie, et donne à notre émerveillement l'illusion de la sphère du monde. C'est l'enchantement de cette terre agitée qui a nom l'Océan, pour les êtres d'un jour naufragés de l'Océan figé qui fait les continents.
Comme elle est riante, l'aimable épave où m'a jeté le hasard d'une courte vacance. Une étendue de sable doré fleurie de pommiers blancs, de pêchers roses, et de tendre verdure, où du haut du ciel bleu l'alouette gauloise laisse tomber sa cascade joyeuse, où, sous la lune amie, le rossignol éperdu dit sa folie d'amour aux bons grondements de la mer indulgente. Du sable, toujours du sable, mais du sable en fleurs, du sable verdoyant. Sauf le blé, toutes les cultures de la plaine. Des vignes, des fusains, des grands peupliers blancs, des pins qui descendent jusqu'à la mer. Point de rochers. Des montagnes de sable aux grandes coupes molles dominant les vastes cirques de lumière ocreuse où vient mourir dans un bouillonnement de volupté la grande lame verte qu'on voit arriver du large depuis l'extrême horizon. Des dunes, encore des dunes, vallonnantes ou montant en crêtes, comme d'une tempête furieuse qui, tout à coup, se serait figée. Et, de fait, c'est bien la tempête de l'air qui a fixé ces formes maintenant immobiles.
Avant les plantations de pins qui retiennent le sol, le cinglage, sans la foi, transportait les montagnes et, sur les ailes du vent la plus haute dune faisait en une nuit d'incroyables voyages. Aujourd'hui même encore, d'imprévus déplacements se produisent, mais l'humeur errante de la fine poussière de sable ne présente plus les dangers d'autrefois. Cimes ou vallées, la forêt de pins monte ses parasols de sombre verdure sur de longs fûts violets écaillés de plaques brunes. Au travers des longues aiguilles de rouille faisant natte sur le sable clair, toute une flore a surgi, mêlant la senteur exquise du petit œillet rose, ou l'arôme pénétrant de l'immortelle, aux parfums vivifiants de la sève résineuse. Parmi les grands cônes qui jonchent le sol, sur des tapis de lichen, de mousse ou de géranium, le genêt, l'ajonc, le pourpier sont accourus. Avec la flore, la faune la perdrix rouge, les troupes de ramiers, la bécasse de passage, le lièvre, le lapin, le renard, suivis du chien et du chasseur. Dans l'intérieur de la dune, des jardins verdoient, abrités des bastions de sable. Des cultures de vignes, de pommes de terre roses, d'oignons qui s'entassent en pyramides d'or. Et puis de grandes failles dans la montagne sablonneuse, des casses, comme on dit ici, plaines fertiles qui s'avancent vers la mer. Chacune a son nom la Casse à la bonne femme, la Casse du navire méchant, etc. Au travers de tout cela, un dédale de sentiers où circule un peuple de bourriques grises, hirsutes, portant le varech pour la fumure ou la récolte, suivant la saison, piétinant bravement dans le sable, sous la conduite d'enfants rôtis, grillés, cuits et recuits.
La race est vigoureuse. Hommes et femmes, jambes nues dans le sable brûlant, montrent le muscle sec et dur de l'Arabe dont ils ont la patine de bronze, rehaussée de la blancheur immaculée de la coiffe ou de la chemise. Adossés aux pins des hautes dunes, les villages entassent leurs maisons blanches aux tuiles pâles dans les lilas, les tamarins et les roses. Une étroite bande de dune étalée s'étend en plaine jusqu'à la bordure du grand marais, jadis conquis sur la, mer, prairie hollandaise de jeune verdure où jusqu'à l'horizon les troupeaux, parqués entre les canaux, mettent des taches fauves. Ce ruban de sable, qui marque la fin des dunes et relie les grandes casses entre elles, c'est la fortune du pays. Le varech épandu, on retourne le sol à la bêche, après quoi, hommes et femmes à genoux, grattant le sable de leurs doigts, piquent l'ail et le haricot, double récolte, ou la petite pomme de terre d'une qualité singulière. Les Anglais, les Allemands viennent chercher ces denrées dans les petits ports de la côte. Certains de ces terrains, que vous diriez stériles, se sont vendus sur le pied de trente mille francs l'hectare.
Il n'y a point de pauvres en ce pays. L'âne lui-même, broutant sa luzerne, se répand en éclats grinçants de joie, et le paysan, qui pique sa vigne, silencieusement se rit du phylloxera. Après les moissons fécondes que le bon sable livre généreusement à qui le fouille de ses ongles, voici maintenant les récoltes de la mer. Avec son flux et son reflux, la mer, en grande coquette, ne feint de fuir que pour attirer l'homme et se donner plus complètement à lui. Le flot qui se retire laisse à nu de grandes plages vertes de varech semées de lacs pierreux où mille choses grouillantes invitent le pêcheur. Il accourt avec son filet, et la plaine luisante se peuple de silhouettes noires qui semblent autant d'échassiers.
Point de port pourtant, point de barque. Une jetée à demi écroulée dit la violence du flot rageur qui déferle obliquement de l'entrée du pertuis breton. Les bateaux pêcheurs qui animent la mer viennent du petit port de l'Aiguillon, à l'embouchure du Lay, le fleuve vendéen. Les Sables, la Rochelle sont les deux grands marchés de la côte. Le poisson de notre plage n'arrive point jusque-là, et c'est tant mieux pour nous. Sans parler des coups de seine qui jettent sur le sable toute une marée frétillante, nous avons nos écluses, enclos de murailles ouvert seulement du côté de la terre, où la mer en se retirant abandonne une dîme généreuse. Le bon pêcheur de son pied nu dans la flaque d'eau sent la sole ou la loubine qui se dérobent sous le sable, et triomphalement les pique de sa pointe ferrée. Parfois de grandes pièces s'attardent en l'écluse traîtresse. Quelle aventure et que de commentaires 1 Aux grandes marées, quand arrive le flot poissonneux, le Tranchais, armé d'une manière de colichemarde(*), marche au-devant de la haute lame verte qui se dresse pour se crêter d'écume et dans la transparence de la muraille liquide dague le poisson comme le torero sa bête. Ainsi j'ai vu jouer du trident le pêcheur au flambeau dans le golfe de Saint-Tropez.
A d'autres jours, marqués par les saisons et les vents, la mer prévoyante apporte on ne sait d'où des flots de varech noir que toute la population s'empresse à recueillir, car c'est la fécondité de la terre. Qu'est-ce que nos gens pourraient demander de plus? La terre et la mer sont bonnes pour eux. Le percepteur lui-même est clément, puisque le sable fertile n'est pas encore cadastré. On est heureux en ce coin oublié de civilisation presque autant qu'en pays sauvage.
(*) colichemarde : sorte de longue épée, large au départ, et se terminant par une pointe en losange. (Il devait s'agir de l'outil appelé par les Tranchais la coutelle)
Clemenceau chez ses amis Phélipon à La Tranche
JPB-ALT-2017
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